Marie-Béatrice pourriez-vous nous faire découvrir votre secteur d’activité ?
Je suis enseignant-chercheur, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace – UHA (voir ci-dessous), membre d’un laboratoire de recherche – le Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes – CERDACC
Les catastrophes et les accidents collectifs rythment, malheureusement, la vie des sociétés modernes. Après l’événement, tous les acteurs, institutionnels ou non, sont confrontés à des logiques différentes et à des approches inhabituelles nécessitant l’élaboration de dispositifs spécifiques de nature à répondre aux attentes légitimes des victimes et de leurs ayants droit. Ce constat a amené à la création du laboratoire CERDACC, en 1995 au-lendemain de la catastrophe aérienne du Mont Saint-Odile en Alsace. Il a peu à peu élargi son spectre de recherche, pour y intégrer plus largement toutes les thématiques se rattachant au Risque.
Désormais, les travaux de ses chercheurs visent à :
– aborder les risques dans leur diversité (technologiques, industriels, naturels, liés à la santé et aux activités humaines) dans une perspective de prévention ou de précaution ;
– étudier la réparation des dommages subis, sous l’angle des mécanismes assurantiels, du recours à la solidarité nationale et des actions visant à établir les responsabilités administratives, civiles et pénales ;
– analyser les situations factuelles sous l’angle de la sécurité.
Ce laboratoire de recherche diffuse deux revues numériques l’une sous la forme d’un journal mensuel, le JAC (le Journal des Accidents et des Catastrophes), l’autre sous les traits d’une revue universitaire biannuelle, RISEO (Risques, Etudes et Observations). A ce titre, chaque enseignant-chercheur est aussi auteur de publications scientifiques.
C’est le 8 octobre 1975 que le Premier ministre, Jacques Chirac, signe le décret créant l’Université du Haut-Rhin. En 1977, l’Université du Haut-Rhin deviendra l’Université de Haute-Alsace. En 2025, l’Université de Haute-Alsace fêtera ses 50 ans.
Pourriez-vous décrire votre parcours professionnel en quelques mots ?
Docteur en droit, titulaire d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) je suis donc, d’une part, enseignante auprès des étudiants de tous les cycles d’études, juristes et non juristes, et, d’autre part, habilitée à diriger des recherches en sciences juridiques, par exemple à diriger des thèses et des programmes de recherche.
Mon parcours est atypique.
En effet, à l’issue de ma soutenance de thèse, le 3 juillet 1992 à l’Université de Poitiers, je décide de poursuivre ma carrière professionnelle non pas en intégrant directement l’enseignement supérieur mais en effectuant un détachement en établissement public.
J’ai été ainsi directrice de cabinet de plusieurs Recteurs d’académie et directeurs généraux du CNED – Centre National d’enseignement à distance.
A ce titre, ma fonction était très variée et enrichissante du fait de ma double qualité d’universitaire et de juriste, couvrant les relations internationales, les formations supérieures, les relations avec les partenaires institutionnels mais aussi les grands comptes de la formation continue.
En 2000, je demande ma réintégration à l’Université de Poitiers pour reprendre ma carrière universitaire. Je codirige alors avec ma collègue et amie, Pr. Catherine Roche, le master en Droit de l’environnement industriel, première formation de 3ème cycle à offrir un enseignement complet en droit nucléaire assuré en particulier par Marc Léger, Président de la section française de l’Association internationale de droit nucléaire – AIDN, dont je suis aussi membre.
Depuis 2014, je suis en poste à l’Université de Haute-Alsace où – dans la continuité de mon parcours à Poitiers – j’ai pu là aussi œuvrer au développement d’un pôle de recherche nucléaire.
En quoi consiste vos travaux de recherche ?
Depuis ma thèse, mon projet et ma dynamique de recherche sont focalisés sur la théorie générale du risque.
Mes axes de recherche individuelle et collective sont les suivants :
- La prévention et la gestion des pollutions, des nuisances et des risques industriels et nucléaires ;
- La confrontation du droit aux nouveaux défis sociétaux, environnementaux et économiques : La notion d’«intelligence juridique» face aux risques dits « invisibles » (nanomatériaux, perturbateurs endocriniens. ) ;
- Une approche éthique des risques technologiques majeurs ;
- L’«inacceptable» et le droit : L’étude des rapports entre la science, les contraintes de développement et la protection de l’environnement : L’acceptabilité du risque, son assurabilité et les nouvelles sources de responsabilité.
Depuis 2015, j’ai réuni une équipe de recherche pluridisciplinaire en nucléaire civil et militaire.
Nous organisons des journées d’études et des colloques, répondons à des appels à projets.
Dans le cadre du pôle Nucléaire, j’ai plus spécifiquement créé des Ateliers trinationaux Innovations et Risque nucléaire et un colloque annuel consacré à l’étude du nucléaire sous toutes ses dimensions appelé Les Entretiens du Grillenbreit (International – 100 personnes). J’avais eu la joie d’inaugurer ce cycle de travaux à l’occasion d’une Assemblée générale de Win à Colmar en novembre 2017.
Enfin, depuis 2017, je dirige la seule synthèse de droit nucléaire existant publiée dans la Revue Droit de l’environnement (revue à comité de lecture) qui fait intervenir à la fois des universitaires et des personnes qualifiées issues du monde de l’énergie nucléaire.
Quel est pour vous, l’importance de la transmission ?
Dans la transmission, il y l’idée de passage, de relai. Il faut être au moins deux pour que le savoir s’inscrive dans une sorte d’éternité. La transmission est au cœur de mon métier, de ma vocation devrais-je dire. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours voulu enseigner.
La crise sanitaire a quelque peu ébranlé nos certitudes en matière de transmission du savoir. Il a fallu concevoir d’autres modes de transmission adaptés à la crise de la covid19 lorsque les campus ont fermé leurs portes. En effet, traditionnellement la transmission se fait « en direct », sur les bancs de la faculté. Il a fallu faire preuve d’adaptation très rapide pour faire en sorte que cette transmission ne s’arrête pas aux portes fermées des campus.
Nous nous sommes finalement aperçus que disposer de nouvelles technologies et d’outils très performants ne garantissaient pas automatiquement la transmission au sens pédagogique et académique. Transmettre des informations ce n’est pas « transmettre », c’est « partager » des contenus. Nuance !
Parler de transmission de savoirs à l’Université ne se résume pas à partager des contenus et des connaissances mais à garantir aussi l’acquisition de compétences. A inscrire les savoirs dans le marbre.
La transmission des savoirs se réalise par l’éducation. Etymologiquement « éduquer » signifie « conduire hors… » hors du nid des parents, hors de l’Université, pour voler de ses propres ailes.
« Le but de l’éducation est de développer dans chaque individu toute la perfection dont il est susceptible. » Kant.
C’est le but poursuivi par tout enseignant.
Par quoi êtes-vous passionnée ?
L’idée de « passion » désigne pour Descartes « les affections ou les changements internes que subit l’âme sous l’impulsion du corps » (…) Tout ce qui n’est point action est passion ».
Je me sens davantage « femme d’action » que « femme de passion ».
Je suis fortement mobilisée à titre personnel et associatif par l’accès au savoir, à la culture, à la préservation du patrimoine mais aussi dans d’autres domaines plus proches de ma qualité de juriste, à la lutte contre la corruption et les conflits d’intérêt, à la liberté d’expression et de pensée.
Cette dernière préoccupation est directement liée à ma qualité d’universitaire.
« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » Attribuée à tort à Voltaire puisqu’elle est en réalité de Evelyn Beatrice Hall (*) qui, dans un livre, The Friends of Voltaire (1906) sous le pseudonyme de S. G. Tallentyre, utilisa la formule pour résumer la pensée voltairienne, cette phrase devrait être gravée sur le fronton de tous les lieux de transmission des savoirs. A ce titre, j’ai souvent regretté (et encore aujourd’hui) de ne pas pouvoir débattre « sereinement » des questions liées à l’énergie nucléaire face à certains opposants très virulents mais aussi face aux représentants d’intérêt.
Existe-t-il une femme qui vous inspire ou vous a inspiré ?
Simone Adolphine Weil, philosophe humaniste, née à Paris le 3 février 1909 et morte d’épuisement moral et physique toute seule dans un sanatorium à Ashford le 24 août 1943. Elle souhaitait faire de la philosophie une manière de vivre, non pas pour acquérir des connaissances, mais pour être dans la vérité, « ce besoin de l’âme humaine le plus sacré » écrivait-elle. Engagée dans la Résistance au sein des milieux gaullistes de Londres, Simone Weil prend position dans ses écrits contre le nazisme. En perpétuelle quête de justice et de charité, engagée sur la question du sens du travail et de la dignité des travailleurs, elle est la rare philosophe à avoir partagé leur condition ouvrière.
Quels conseils donneriez-vous à une jeune femme qui souhaiterait s’orienter vers votre secteur d’activité ?
En fait, je ne pense pas qu’existent des conseils spécifiques à mon secteur d’activité sauf à considérer que pour devenir universitaire, il faut consacrer 10 ans de sa vie en vue de devenir docteur en droit (Bac+5 et 5 ans pour la thèse). Cela peut parfois être difficile à concilier avec une vie de famille.
Mon principal conseil est d’avoir confiance en soi.
Lorsque j’ai rédigé ma thèse, publié mes premiers travaux en droit de l’environnement et droit nucléaire, j’étais sur une « niche » scientifique surtout chez les juristes. Dans les années 90, je fus l’une des premières à publier des travaux sur la reconnaissance d’un principe de précaution inspiré du principe ALARA (As Low As Reasonably Achievable) alors même que sa consécration en France n’était pas encore acquise. L’un de mes professeurs me dit alors « Et pourquoi pas un droit à l’air pur ?». Pourquoi pas en effet ? En 2004, la Charte de l’environnement à portée constitutionnelle reconnaît dans son article 1er que chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.
J’ai poursuivi mes travaux dans ce sens, et aujourd’hui la protection de l’environnement est au cœur de tous les débats. De nombreuses équipes de recherche se sont appropriées aussi le droit nucléaire et les problématiques liées à cette source d’énergie. Tant mieux !
Quel rôle pour les réseaux « de femmes » ?
Selon moi, il s’agit avant tout d’un échange de pratiques et d’expériences.
Ensuite, il peut s’agir bien évidemment d’un outil de militantisme féministe au sens le plus historique du terme. Lorsque cela ne sera plus le cas, nous pourrons écrire « Victoire ! »
*Evelyn Beatrice Hall : Evelyn Beatrice Hall, née le 28 septembre 1868 à Shooter’s Hill et morte le 13 avril 1956 à Wadhurst, est une femme de lettres britannique essentiellement connue pour sa biographie de Voltaire intitulée The Life of Voltaire publiée en 1903. Elle a aussi écrit sous le pseudonyme de S. G. Tallentyre.
*Emmanuel Kant : Emmanuel Kant, né le 22 avril 1724 à Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale, et mort dans cette même ville le 12 février 1804, est un philosophe prussien, fondateur du criticisme et de la doctrine dite « idéalisme transcendantal ».
Propos recueillis par Cécile Bernard et Anne-Marie Birac
Avril 2021